Ma rubrique de cette semaine, je l’ai intitulée «O ironies!».
Sans soupçonner que j’allais me trouver face à une déchirante
ironie laissant les communautés haïtienne et
haïtiano-dominicaine secouées par une indicible émotion.
En effet, j’apprenais hier la mort inattendue de Sonia Pierre,
décédée d’une crise cardiaque. Or, son passage vers les rives de
l’éternité, le dimanche 4 décembre, survient, ô ironie,
juste quelques jours avant cette date du 10 décembre quand Sonia
Pierre, chaque année, avec l’enthousiasme, le dévouement, le
courage, l’opiniâtreté qu’on lui connaît, allait, une nouvelle
fois, mettre en branle la noble Campagne pour le Respect du
Droit à un Nom et à la Nationalité.
Cruelle ironie. Destin implacable. Inflexible
Nature. Impitoyable faucheuse qui ne sait rien de la vie, ne
savait rien de la vie de lutte inlassable, tenace, féconde,
productive de Sonia pour le triomphe du droit et de la dignité.
Une faucheuse qui comme à l’accoutumée a frappé au hasard de ses
noires pulsions de mort. Insensible gardienne des immenses
espaces d’obscurité et d’éternité venue nous voler notre belle
étoile d’humanité pour éclairer l’infini de son vaste ciel de
deuil et de douleur.
Je n’ai pas connu Sonia Pierre pour ne l’avoir
jamais rencontrée. Mais elle était au détour de chacun de mes
moments d’inspiration menant tout droit vers la route qu’elle
empruntait chaque jour pour défendre une cause juste, humaine,
celle du droit à la dignité, à l’honneur, à la vie, une vie
meilleure, décente pour ses sœurs et frères, haïtiens et
dominicains d’origine haïtienne.
Je n’ai jamais eu ce rare bonheur, cet insigne
honneur de me trouver en présence de cette vraie femme
vaillante, résolue, indomptable, fière, respectable, noble,
digne, loyale, courageuse que fut Sonia Pierre. Je n’ai jamais
eu l’heureuse occasion de partager avec elle ses moments
d’inquiétude, d’espoir, de persévérance dans une lutte sans fin
contre l’oppression, la déshumanisation de ses sœurs et frères
de classe. Je porterai longtemps en moi l’amer regret de n’avoir
jamais rencontré cette fervente militante qui a tant souffert,
au quotidien, de l’incompréhension, de la perversité, de la
haine de puissants secteurs dominicains liés à l’industrie
sucrière qui voyaient en elle une empêcheuse de tourner en rond,
une avocate résolue de la défense des Haïtiens livrés à
l’esclavage dans les bateys, propriétés de représentants de la
grande bourgeoisie dominicaine et de magnats états-uniens.
Sonia Pierre est née en 1963, en République
dominicaine, de parents haïtiens. Elle a grandi au sein d’une
famille de treize enfants, dans l’intimité même d’un batey.
C’est dire qu’elle en a connu les aspects les plus douloureux,
les plus humiliants. Aussi, le sang rebelle, dessalinien, qui
coule dans ses veines gonflées de révolte se manifeste dès
l’adolescence. A l’âge de 13 ans, elle fait montre déjà de
leadership, organisant une manifestation de cinq jours, dans un
fervent coude à coude avec des coupeurs de canne à sucre. Dans
le batey où elle dirige la révolte, elle est ciblée par les
forces de l’ordre qui font connaître à une si jeune militante
les rigueurs carcérales.
Sonia Pierre eut quand
même la satisfaction de voir satisfaites les revendications des
travailleurs: des locaux d’hébergement plus présentables, de
meilleurs outils de travail et des augmentations de salaire.
Depuis, Sonia Pierre n’a cessé de lutter inlassablement en
faveur de l’émancipation de milliers de dominicains d’ascendance
haïtienne condamnés à vivre les pires humiliations et les pires
affronts d’une société dominicaine xénophobe et raciste par la
faute de classes possédantes pétries dans la farine balaguéro-trujilliste
des « blancos de la tierra».
En 1981, Sonia Pierre fonde le Movimiento de
Mujeres Dominicano-Haitianas (MUDHA), Mouvement des femmes
dominicano-haïtiennes, une organisation non gouvernementale qui
concourra à faire prendre conscience à l’opinion publique
dominicaine et internationale sur le sort inique et inhumain
réservé aux Haïtiens et Dominicains d’ascendance haïtienne
vivant en République dominicaine. Pour Sonia Pierre, MUDHA sera
le creuset d’une lutte opiniâtre pour la défense de ses
concitoyens d’origine haïtienne et plus généralement pour son
combat en faveur des droits de l’homme, car tout moun se moun.
Sonia Pierre n’a pas connu que l’hostilité des classes
possédantes dominicaines. Fort heureusement, son combat héroïque
pour la dignité humaine lui a valu l’hommage de ceux-là qui ont
su apprécier à sa juste valeur son courage à surmonter toutes
les difficultés dressées sur sa route. C’est ainsi qu’en 2006,
elle a reçu de la main même de feu le sénateur Ted Kennedy le
Prix Robert F. Kennedy des Droits de l’Homme. Récompense méritée
et ainsi soulignée par Kennedy: « Avec certitude, je peux
affirmer que Sonia est l’une des plus dévouées, courageuses et
compatissantes des êtres humains de ma génération. Sonia est
tout en haut de ma liste d’héroïnes». En mars 2010,
elle recevait le Prix Courage et Leadership féminin du
Département d’Etat américain. Cette même année, en juin, elle a
été élevée au grade de Chevalier de l’Ordre Honneur et Mérite
par l’Etat Haïtien.
Sonia Pierre était dans le collimateur des
secteurs ultras et anti-haïtiens de la République Dominicaine.
Ella a été la cible d’une presse hostile qui l’abreuvait
d’injures à cause de son implication dans la lutte contre la
dénationalisation des citoyens-nes dominicains-es d’origine
haïtienne et de son intervention devant la Cour interaméricaine
des droits de l’Homme (CIDH) pour faire respecter ses droits et
ceux de ses compatriotes à la nationalité dominicaine. A un
moment, on a tenté de la dépouiller de ses documents
l’identifiant comme Dominicaine. Récemment, elle avait été
l’objet de sérieuses menaces de mort, lors de la décision de la
Cour Suprême dominicaine de ratifier une décision du
gouvernement déniant la nationalité dominicaine aux enfants de
descendance haïtienne nés en République dominicaine, sous le
prétexte farfelu et cynique que leurs parents sont «en transit
dans ce pays».
Ironie de la vie, cette femme au grand cœur
commença en 2006 à développer des problèmes cardiaques qui lui
valurent deux interventions chirurgicales dont la mise en place
d’un stimulateur cardiaque. Tant de stress et d’infatigable
labeur au service des migrants-tes haïtiens-nes et de leurs
descendants en République Dominicaine ont eu fini par
dangereusement affaiblir le cœur de Sonia qui a cédé le dimanche
4 décembre, à l’âge de 48 ans, dans un hôpital à Villa
Altagracia en République Dominicaine.
Sonia est partie pour son dernier voyage qui
l’emmènera dans notre mythique Guinée où elle reposera en paix à
l’ombre des abricotiers et des corossoliers. Je m’associe à
l’équipe du journal Haïti Liberté pour présenter nos
condoléances à la famille durement éprouvée de Sonia Pierre, à
ses amis, aux membres du Mouvement de Femmes
Dominicano-Haïtiennes, et à tous les Haïtiens profondément
affectés par la perte d’une sœur, d’une amie, d’une infatigable
défenseure des droits humains, d’une grande dame qui fait
honneur à notre humanité.
Nos pensées les plus ferventes accompagnent Sonia Pierre dans
son dernier voyage. |